Le Trou de mémoire (nouvelle, extrait)
- bovync
- 16 déc. 2016
- 3 min de lecture

Extrait d'une nouvelle récemment écrite :
Un homme à la barbe brune et broussailleuse sembla me saisir. Ses yeux d’un vert ourlé d’or fixèrent longuement la boîte qu’il tenait. Il passa ses doigts terreux sur le profil de femme qui y était ciselé. Et dans ses prunelles je vis alors un voile triste. Je réalisais qu’il était assis sur un sac en jute posé sur une caisse, le dos calé contre un mur de terre. A l’entrée d’un boyau brun sombre, il semblait chercher un peu de lumière. Derrière lui, des silhouettes informes et grises, sans visages, se mouvaient avec lassitude. L’une s’approcha de quelques pas et je vis alors cet uniforme tant de fois vu dans mes révisions d’histoire, un uniforme bleu horizon d’une vie de tranchée. Le feu des fusils se mit à crépiter au loin et l’homme tenant la boite d’argent la resserra contre son cœur. Il se leva pour se réfugier plus au fond avec ses camarades. Puis, la regardant à nouveau, il la posa sur ses genoux et l’ouvrit en tremblant. Ses doigts saisirent une mèche de cheveux pâles retenus d’un maigre lien et les posèrent dans l’autre paume. Son visage alors se crispa pour retenir un sanglot et les brins dorés retombèrent silencieusement dans l’écrin d’argent, s’étalant comme une gerbe de blé mûr sur une feuille pliée d’un jaune sale. L’homme extirpa le papier, abîmé d’avoir été tant lu. C’était une lettre si délicatement calligraphiée que je sus, au premier coup d’œil, qu’elle était celle d’une femme. Elle était datée du premier jour d’octobre 1918. Mais cela faisait seulement cinq jours qu’il l’avait reçue. Sa voix répéta le chiffre cinq, comme une formule, une litanie à laquelle se raccrocher. Puis, il lut à nouveau. Peut-être la vingtième, la trentième fois. « Mon Ernest, mon amour, Chaque fois que je t’envoie une lettre, je crains de me la voir retourner barrée d’un signe noir m’annonçant que tu ne liras plus. Puisse celle-ci te parvenir encore. Car je joins avec elle un trésor… Dans ce plumier d’argent que tu avais fait faire à mon effigie pour notre mariage, tu trouveras les rayons dorés de notre nouvelle aurore : notre fils Désiré. Désiré, comme notre aspiration : la paix, si chèrement attendue depuis quatre années. Désiré, comme cette promesse éternelle dans l’église : vivre à tes côtés et toi aux miens, jusque l’au-delà et toute l’éternité. J’ai choisi ce nom parce qu’il résonne comme un souffle. Celui que je retiens à t’attendre depuis ta permission de janvier. Celui qui anime notre cher nouveau-né. Celui que je crains chaque instant être pour toi le dernier… Mon Ernest, mon amour, Tu me manques plus encore à présent que notre fils est là. Depuis sa naissance le 25 septembre dernier, il n’y a pas un instant où tout mon être prie de te voir à nouveau près de moi, près de nous. Il me serait insupportable de savoir notre petit orphelin d’un père qui n’a jamais pu le bercer. Je prie chaque jour à l’église Saint-Antoine, de toute la force de mon âme, pour que ces messieurs de l’arrière arrêtent leurs jeux cruels et sans fin…Ils avaient promis, avec l’aide des sammies américains, que tout se finirait bien vite. Pourtant tant d’hommes tombent encore par les ordres signés de leurs mains. A genoux devant notre Christ, je le supplie de lever cette nuit folle où nous sommes tous plongés, de faire briller l’horizon de la lueur claire d’un nouveau matin et de te permettre de voir les yeux de ton fils si pareils aux tiens…. Quel que soit le destin, je suis à toi pour toujours, liée pas le plus cher et le plus puissant des liens. Ta Romane dévouée. » A peine eut-il fini de lire la lettre et de la replier qu’un coup de clairon et des éclats résonnèrent bruyamment à l’extérieur. Mais pour une fois, il ne s’agissait ni d’obus déchirant la terre et les hommes ni des hurlements d’effrois des blessés. Non, il s’agissait d’autre chose, quelque chose qu’il n’avait plus entendu depuis près de quatre ans : la joie. Quelqu’un le héla par son nom. Lui, Ernest Meursault, savait-il que ce jour resterait dans l’Histoire ? L’homme haussa les épaules. Il ne savait plus la date exacte. Juste que c’était le matin et que la Toussaint avait sonné il y a peu. L’autre soldat le prit par les épaules et l’entraîna dans une danse improvisée. Ce 11 Novembre 1918 était le jour de leur prière exaucée ! L’armistice venait d’être signé ! Ernest Meursault recula d’un pas, se dégageant de l’étreinte de son compagnon d’armes, et regarda la lettre et l’écrin qu’il tenait encore. Réalisant pleinement la nouvelle, il se laissa tomber à terre et des larmes de bonheur inondèrent son visage. Sur ses lèvres se dessinèrent un nom, celui choisi par sa femme pour le plus beau des présages, celui qu’il allait bientôt serrer contre lui. Son petit Désiré.
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